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Aux parents de mes élèves

Jean Louis Hurst

le 13 mai 1972

Je viens d’être renvoyé du C.E.S. Degeyter, en pleine année scolaire, et muté à un nouveau poste. La raison invoquée par l’Administration est mon « inaptitude ».
Je dénonce l’hypocrisie d’une telle sanction qui veut me faire passer pour incapable d’instruire vos enfants tout en me confiant ceux de la commune voisine.
Autre hypocrisie : il aurait fallu 11 ans à l’Education Nationale pour se rendre compte de mon incompétence.
Car j’ai enseigné 5 ans dans le Primaire et 6 ans dans le Secondaire. Je suis instituteur titulaire au 5ème échelon. J’ai été aussi animateur pendant 3 ans dans un service de Jeunesse et Sport.
A part peut-être l’actuelle année scolaire, sur laquelle je vais m’expliquer, ma carrière peut être considérée comme parfaitement honorable pour mes censeurs :
— Sorti 1er de promotion du stage à l’Ecole Normale d’instituteurs d’Aix-en-Provence en 1956 ;
— C.A.P. d’instituteur avec la note 13 (une des meilleures de mon département) en 1957 attribuée par M. l’Inspecteur Legrand, aujourd’hui directeur à l’Institut Pédagogique National, qui avait apprécié, dès cette époque, mes efforts pour réaliser une pédagogie nouvelle (Freinet) dans ma classe.;
— directeur d’un centre de formation professionnelle (dit « Ferme de la Jeunesse ») en Algérie en 1963 ;
— licence d’enseignement de Géographie en 1968 et préparation d’une maîtrise d’Histoire ;
— détaché 2 ans comme professeur d’Histoire et Economie auprès d’élèves ingénieurs près d’AIger en 1966 et 1967 ;
— ma dernière note d’inspection (avant celle de cette année) est un 16,5 avec félicitations de l’Inspecteur d’Académie. En conclusion, le rapport me considère comme un « professeur d’avenir ».
Et c’est ce professeur d’avenir que l’on menace aujourd’hui, dans son arrêté de mutation, de « contrôler avec un soin particulier » comme on le ferait d’un pestiféré.
Le vrai motif de la sanction qui me touche (et vos enfants autant que moi) n’est pas mon «inaptitude» à enseigner. C’est le désaccord d’autorités administratives avec les méthodes et le contenu de mon enseignement. Le fond du problème, je le crois, et ce que certains ne nous pardonnent pas, c’est un peu ça : nous nous aimions la 6ème C et moi.
Mais il faut dire que nous n’y sommes pas arrivés simplement en faisant des dictées et des conjugaisons.
Ce qu’on propose trop souvent à vos enfants, c’est d’apprendre des mécanismes, de se plier à des règlements et de faire semblant de s’émouvoir de temps en temps sur des textes un peu poétiques qui décrivent une vie qu’ils ne connaissent pas et ne connaîtront jamais.
Depuis longtemps je savais ce qu’on essaie de faire des écoliers: de petits robots qui disent « oui monsieur » et qui tirent des casiers tout prêts de leurs têtes quand on leur donne un exercice à pièges sur les subjonctifs et les accords de participes passés. Depuis longtemps, avec beaucoup d’autres enseignants, j’avais décidé de faire entrer le vie dans ma classe. Nous ne travaillions plus tellement à partir des textes des livres, mais à partir des récits que les élèves faisaient de leurs expériences, en les corrigeant et en les enrichissant collectivement.
Pourquoi faudrait il apprendre le français en s’inspirant des paysages d’automne de Lamartine alors qu’il ne reste qu’une quarantaine d’arbres à Saint-Denis ? Est-ce qu’Evelyne, Mario, Pascal ou Fatima ne l’apprendront pas mieux en rectifiant sans cesse et en enrichissant de mots nouveaux, avec mon aide, ce qu’ils disent dans leurs conversations de tous les jours ?
Il n’est pas possible d’instruire un enfant sans l’intéresser. Il n’est pas possible de l’intéresser sans partir de ce qui le concerne ou le préoccupe.
C’est pourquoi, dans ma classe, il y avait des débats libres, enregistrés et corrigés au magnétophone et plus tard au magnétoscope.
C’est pourquoi au premier trimestre. L’oral l’a emporté sur l’écrit car e voulais que les élèves, déformés par 5 années de règles, osent utiliser spontanément leur langage. C’est pourquoi, au deuxième trimestre, nous avons peu travaillé sur des cahiers bien léchés, mais plus souvent sur des bouts de papier où l’enfant notait rapidement ce qu’il voulait dire, voyait mes ratures, corrigeait avant de les jeter. A quoi cela sert-il de collectionner ses fautes dans un classeur bien tenu et de se sentir propre mais coupable ? Il est temps que la langue tasse partie de nousmêmes et non pas de nos archives.
C’est pourquoi, en géographie, quand je devais faire un cours sur l’inde à des 5ème, je ne commençais pas à parler de montagnes ou de fleuves dont mes élèves ignoraient tout. Nous démarrions tout logiquement sur le conflit indo-pakistanais qu’ils avaient tous entrevu à la télévision et nous comprenions mieux ensuite l’importance que pouvaient avoir les montagnes ou les fleuves dans la vie des hommes.
Cette façon de faire classe, beaucoup de gens dans l’Education Nationale aujourd’hui l’acceptent, la pratiquent ou l’encouragent. Pour certains, c’est même devenu une véritable mode, un snobisme : pour être à la page, il faut faire des exposés, des textes libres, de l’audiovisuel, un journal scolaire rempli de délicieuses anecdotes, des classespromenades, de la « linguistique structurale et fonctionnelle » hors des exercices abstraits ; en un mot, de la « pédagogie vivante ». C’est même institutionnalisé puisque dans les instructions officielles de juillet 1971 on lit : « Le professeur éveillera avec fruit le désir de s’exprimer s’il propose des sujets fondés sur l’expérience de l’enfant, celle de sa vie quotidienne, etc. ».
Tout cela, je l’avais pratiqué et j’ai continué à le faire en partie. Mais cette année il s’est passé quelque chose qui m’a obligé à aller plus loin. L’important pour moi, ce n’était plus de bien faire classe, c’était la vie de chacun de mes élèves. Alors, quand j’ai eu ces gosses de 6ème C devant moi (et les autres que je voyais une heure ou deux par semaine en géographie), quand j’ai vu où ils habitaient (ceux de la Plaine coincés entre l’autoroute et les usines, ceux du Franc-Moisin dans leur boue et leurs cages à lapins tonitruantes, ceux des vieux quartiers de la Zone), quand je les ai entendu raconter leur vie (les uns n’ont même pas de passé ne sachant rien de leur pays d’origine, ni d’avenir ne sachant pas où ils habiteront l’année prochaine ; la plupart ont leur existence enfermée dans un carré formé par leur maison, l’école, un square ou un cinema) et quand je les ai sentis pourtant si curieux de tout ce qui se passait dans le monde, si implacables dans leurs jugements, si exigeants . . . alors je les ai pris très au sérieux.
J’ai compris définitivement que l’Enseignement et l’Education c’était une seule et même chose. Qu’il ne fallait pas voir l’élève, mais l’homme en préparation. Qu’il fallait se comporter avec les enfants, pendant les heures de classe, comme on se comporterait avec eux en dehors de l’école, comme on se comporterait s’ils étaient nos propres enfants.
Pour moi cela veut dire : ne pas être pressé, dialoguer à égalité, être continuellement à leur écoute, leur apprendre à découvrir et à comprendre les choses au lieu de les leur imposer. C’est-à-dire les respecter.
Et c’est ainsi que nous avons fait (entre autres) cette enquête, ce procès et ce film-vidéo sur la peine de mort qui nous ont été tant reprochés ensuite par l’Administration.
Pour ceux d’entre vous à qui je n’ai pas pu le dire de vive voix, il faut que j’explique un peu comment cela s’est passé afin que vous compreniez mieux les principes qui me guidaient.
Quand il y a eu l’affaire de Clairvaux, plusieurs enfants en ont parlé en classe. (Dans la mesure où ils pouvaient en parler librement chez moi, cela veut dire que j’appliquais une pédagogie que certains appellent « anti-autoritaire »). Je leur ai demande leur avis, et l’énorme majorité a voté pour la condamnation à mort immédiate des deux assassins. Alors j’ai fait semblant de me mettre en colère et je leur ai demandé de quel droit ils se permettaient d’envoyer à la guillotine des gens dont ils ne savaient absolument rien. J’ai ajouté : « Ici, celui qui n’a pas fait d’enquête n’a pas le droit a la parole ». (D’éminents pédagogues diront donc que je suis un « anti-autoritaire directif », définition qui me convient assez.).
C’est ainsi que les élèves ont commencé à travailler en équipes pour constituer des dossiers d’articles de journaux, interviewer les gens, organiser une défense et une accusation, etc.
Et comme c’était devenu leur grande préoccupation, tout logiquement nous nous sommes mis à corriger l’oral puis l’écrit de ce qui était le fruit de leurs recherches, au grand scandale de certains qui, s’aperçurent qu’on pouvait faire aussi de l’orthographe et de la grammaire avec Bontems et Buffet.
Puis nous nous sommes filmés. Ce fut un choc bénéfique pour chacun d’entre nous de voir aussi objectivement ses insuffisances dans la manière de s’exprimer. Mais aussi quelle énorme confiance en soi cela donne brusquement d’être écouté avec tant d’attention!
Mais nous n’avons tout de même pas passé tout notre temps à parler de cette affaire que nous ne traitions que lorsque les recherches avaient sensiblement avancé. C’est donc une calomnie que de faire croire que nous y avons consacré des mois. D’autres sujets nous intéressaient tout autant, comme la vie à Saint-Denis, notre correspondance avec une 6ème de Bretagne ou, pourquoi pas, une fable fort vivante de M. de La Fontaine.
Mais revenons à la peine de mort. L’Administration m’a accusé de me complaire dans des sujets morbides qui allaient traumatiser les enfants; elle m’accuse de violer leur conscience et de vouloir faire de la politique avec eux.
Ceux d’entre vous qui ont vu notre film ont été étonnés de la sérénité, de l’humour même, avec lesquels les enfants abordaient le problème. il y a un moment où Annick, qui est avocate (volontairement !) juge bon de lire un article où Buffet décrit une scène affreuse à laquelle il assista comme légionnaire en Indochine : une femme blessée porte ses boyaux dans ses mains. Alors, derrière Annick, il y a un joyeux luron qui dit : « Tais-toi, tu me donnes faim ! ».
Toute l’histoire de notre procès est là. Au départ, je pensais qu’on ne parlerait de Clairvaux que dix minutes. Mais figurez-vous : ils se sont accrochés. Et qu’est-ce qui les intéressait ? Le sang, les prisons, la guillotine ? Pas du tout. C’était une certaine passion de la recherche qui les avait saisis. Qui allait trouver le plus grand nombre de faits marquants, d’explications, d’arguments convaincants ?
Et ils se sont captivés pour un problème social (comme de bien d’autres par la suite), cela n’a rien d’étonnant. Ecoutez bien les enfants. Ils sont marqués par la rue et la télévision. Il ne cessent de parler de l’actualité.
Personnellement, je me moquais comme de l’an 40 de cette affaire judiciaire (même si à la fin du procès les deux tiers de la classe avaient viré et étaient contre la peine de mort). Ca n’a été pour moi, du début à la fin, qu’un prétexte :
1 – pour inciter mes élèves à s’exprimer mieux puisqu’ils avaient été intarissables sur ce sujet ;
2 – pour leur apprendre que dans la vie, que dans la société dans laquelle ils vivent, ils ne doivent pas tout gober sans réfléchir, mais comprendre ce qu’il y a derrière chaque chose, chaque événement, savoir les analyser et éventuellement les transformer
Cet apprentissage n’est jamais trop précoce. C’est pourquoi certains d’entre vous me disaient leur émerveillement que depuis ce moment leur fils ou leur fille s’intéressait à tout, prenait la parole à la maison et la gardait. Je sais par contre que des professeurs, eux, s’en sont plaints. Et pour cause !
Et je pose la question : qui est-ce qui viole la conscience des enfants? Ceux qui les laissent s’exprimer et leur demandent d’être plus convaincants, ou ceux qui exigent d’eux le silence le plus absolu et ne leur laissent aucune initiative ?
Quant à la politique, je le dis franchement (c’est une chose que mon expérience personnelle m’a apprise) : la meilleure façon de dégouter un individu d’une opinion quelconque, c’est de le contraindre à l’accepter par la force comme par le charme.
Personnellement, je ne crois plus en Dieu (malgré 15 ans d’éducation religieuse !), mais-quand ma fille, qui a huit ans, me demande : «explique-moi qui est Dieu », je lui dis : « Moi, je crois qu’il n’existe pas, que c’est une idée inventée par les hommes ; mais Albert, lui, y croit ; demande-lui son avis et décide ce que tu veux ».
Je ne commettrai jamais l’erreur de dire à mes élèves : « Ceci est bien, ceci est mal ». Je leur dis : « Renseignez-vous là-dessus, voyez les causes et les conséquences, vous nous donnerez votre opinion et, si d’autres ne sont pas d’accord, nous en discuterons ».
Je crois qu’on pourrait appeler cela une véritable instruction civique:
II y a dans nos écoles une hypocrisie sans borne en ce qui concerne la politique. Ce sont souvent ceux qui disent ne pas en faire, qui en ont peur, qui la détestent… qui imposent en fait une ligne politique à leurs élèves. lls leur inculquent la docilité dont d’autres profiteront ensuite à la caserne et à l’usine; ils les obligent à exprimer non pas leurs idées, mais celles des commissions ministérielles qui ont rédigé les livres; ils «orientent» pour la vie, avec un souverain mépris de la condition sociale de leurs élèves, les uns vers le cycle long, les autres vers le court, puis font semblant de s’étonner que le fils de bourgeois soit au lycée et le fils d’ouvrier au C.E.T.
Vous qui êtes en majorité des travailleurs manuels (français ou immigrés), vous savez donc déjà le sort réservé à vos enfants. Tout est joué d’avance. Les professeurs sont simplement utilisés pour opérer cette énorme sélection après avoir collaboré à ce formidable matraquage des cerveaux. Et beaucoup acceptent sans même en être conscients.
Dans ma classe, j’essayais que les choses se passent différemment. Nous nous retrouvions aussi en dehors de l’école pour faire des enquêtes ou des films. Et l’on partait ensuite présenter ces films dans toute la région parisienne à des enfants, des parents, des professeurs. Les élèves présentateurs étaient considérés avec respect, les adultes tenaient le plus grand compte de leur point de vue. Ils faisaient un apprentissage d’hommes responsables. Leur fierté rejaillissait sur la classe tout entière. D’ailleurs, nous ne formions plus une vraie classe, mais plutôt une grande famille. C’est évident, nous ne jouions plus le jeu. De quel droit aurait-on encore appelé ça un professeur et des élèves ?
L’Administration s’est crue atteinte dans sa dignité, puis elle a pris peur.
Ce fut d’abord l’opération de harcèlement, avec les convocations et les critiques constantes de la directrice ; puis l’intimidation avec une visite-éclair d’une demi-heure, la veille des vacances scolaires, d’un inspecteur qui s’employa surtout à regarder des cahiers ; enfin la condamnation : nous étions devenus « inaptes » mes élèves et moi. Car ne vous y trompez pas. Si l’on me déplace par mesure de salut public, les notables du C.E.S. Degeyter vous le diront : il n’y a pas que Hurst qui était fou, tous ses élèves de 6ème C sont atteints. La preuve: ils ont commencé à penser avec leur propre tête !
Mais le plus tragique pour tous les notables de l’Education Nationale, c’est qu’ils sentent bien que notre cas n’est ni individuel, ni isolé. Partout le malaise grandit dans les écoles de ce pays, le fossé se creuse entre les élèves et leurs professeurs, entre les partisans de l’ordre ancien et les partisans de la vie.
Et ils devinent déjà quels seront les vainqueurs.
Telle est, je le pense, la vraie raison de la sanction qui est portée contre vos enfants et contre moi.
Nous sommes des boucs émissaires.
On démolit une classe un mois et demi avant la fin de l’année scolaire. Pourtant nous avions encore des choses très sérieuses à faire ou à terminer dont un film sur la vie des quartiers et un voyage en Bretagne. Mais quelle importance cela peut avoir pour les notables?
Je vous le demande : qui a le droit de remettre en question les activités d’une collectivité organisée ?
Ceux qui vivent en dehors d’elle ou les membres de cette collectivité?
Qui sont les plus aptes à juger un professeur ? Une Administration qui le contrôle indirectement, épisodiquement, ou bien ses élèves et leurs parents ?

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Jean-Louis HURST
le 13 mai 1972

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